Martial Cessy et la décoration navale sous Louis XV via l’exemple de la maquette de la « Belle-Poule » conservée au musée Wellington.

Le Musée Wellington de Waterloo possède dans ses collections une maquette unique de la frégate « La Belle-Poule » produite par Jean Volant à l’échelle du 1/36. Elle est actuellement restaurée par les ASBL de la Société Belge de Figurinistes (SBF) et du Model Nautic Club (MNC) dans le cadre du nouveau département « age of sail » consacré à la marine.

Il s’agit du premier des quatre vaisseaux de l’histoire de la marine française qui porte ce nom. Le second fut lancé en 1808, le troisième en 1834 et reste connu pour avoir ramené les cendres de Napoléon en 1840. Enfin le quatrième lancé en 1932 est un vétéran de la Seconde Guerre Mondiale qui a rallié les Forces Navales Françaises Libres et reste de nos jours en activité à Brest.

À cette occasion, il nous a paru pertinent de revenir sur l’aspect esthétique des réalisations navales à l’époque de la marine à voile via le prisme de l’influence du mobilier sur l’esthétique des vaisseaux du roi sous Louis XV (règne de 1723 à 1774). L’exemple de la « Belle-Poule », vaisseau lancé sous le règne de Louis XV est intéressant car cette influence se fait particulièrement ressentir.

La « Belle-Poule » fut lancée le 18 novembre 1766 à Bordeaux au chantier Royal du quai de la Paludate sur les plans de l’ingénieur Léon Guignace (1737-1805), la décoration est du sculpteur Martial Cessy (1723-1794) sur lequel nous reviendrons. Longue de 43 mètres (67m hors tout) et jaugeant 650 tonneaux, elle emportait 36 bouches à feu : 26 pièces de 12 et 10 pièces de 6, sans compter les 12 pierriers. Son équipage se composait de 260 hommes. Elle était capable d’évoluer à 9 nœuds et demi, 11 nœuds aux plus près, 13 nœuds au largue (quand le vent vient de trois quarts arrière), 11 nœuds vent arrière. 

Ce vaisseau participera à la guerre d’indépendance américaine et jouera un rôle important par le combat l’opposant à la frégate britannique HMS « Arethusa » le 17 juin 1778. Cet affrontement servira de casus-belli au roi Louis XVI (règne de 1774 à 1792) pour intervenir au côté des Insurgents américains. Sa renommée sera importante au point d’initier une mode des « coiffures à la Belle-poule » pour orner les coiffures des élégantes de Paris. Participant à plusieurs engagements, elle sera capturée par la Royal-Navy le 16 juillet 1780 après un combat contre le HMS « Nonsuch » de 64 canons et terminera sa carrière en 1808, date de sa démolition en Grande-Bretagne.

Le nom de « Belle-poule » est un nom féminin ce qui est une tradition dans les frégates françaises de l’Ancien-Régime tout comme l’utilisation d’un adjectif et d’un nom commun qui caractérise 1/3 des noms de frégates. Le terme « Belle-poule » serait à chercher dans la déformation du nom du vaisseau corsaire « Belle-Paule » actif sous le roi Louis XIV (règne de 1643 à 1715), nom inspiré de la belle-Paule célèbre par sa beauté au XVIème siècle. En 1954, l’amiral Wietzel évoque « un héritage de la Marine Royale qui, elle-même, avait relevé le nom d’un fameux corsaire de la Gironde, lequel était emprunté à une personne de la Renaissance, célèbre par sa merveilleuse beauté : La « Belle Paule » de Toulouse ».

Choiseul, Ministre de la Marine de Louis XV explique le choix du roi en ces termes « je suis persuadé que le caquet et la bonne humeur proverbiale de madame de Flavacourt ne sont pas étrangers à l’introduction de cette appellation dans les listes de notre marine ». Louis XV aurait choisi le surnom d’une dame de la cour.

Au niveau de son architecture, cette frégate peut être qualifiée de « moderne » ce qui distinguait ce type de frégate des frégates légères qui disparurent au milieu du XVIIIème siècle. Elle entre dans la catégorie des « frégate de 12 » qui portaient des canons de 12 livres (masse en livres des boulets tirés) dans un unique pont-batterie avec quelques pièces sur les gaillards d’avant et d’arrière. Cette conception fait classer les « frégates de 12 » comme des vaisseaux de cinquième rang à une époque où les vaisseaux qui s’affrontaient en une ligne parallèle étaient classés en rang selon leur importance définie par le nombre de canons. (En Angleterre, les frégates de 12 sont de 5e rang donc probablement aussi en France)

La première « frégate de 12 » est lancée en France en 1748, elles resteront une référence jusqu’à leur sur classement par les « frégates de 18 » en 1782, puis par les puissantes « frégates de 24 » lancées à partir de 1794.

L’idée d’orner un vaisseau de guerre peut sembler étrange car il devra subir les affres du temps, des boulets ennemis mais surtout de la mer qui dévore les bateaux. La mer est la cause de bien des dégâts comme le mentionne encore au XXème siècle, le capitaine de vaisseau Maurice Guierre pour des vaisseaux en matériaux pourtant plus robustes.

Sous Louis XIV, le ministre de la marine Colbert (1619-1683) écrivait : “Il n’y a rien qui frappe tant les yeux, ni marque tant la magnificence du Roi que de bien orner les vaisseaux comme les plus beaux qui aient encore paru à la mer”. À l’époque du Roi-Soleil, le style baroque libère son exagération des formes et des sentiments sur les mers. A la mort de Colbert, le sculpteur Jean Berain (1640-1711) stabilisera la décoration en imposant un style moins grandiloquent et donc moins cher fait de motifs végétaux et marins.

Dans les années 1760, l’art sur les navires de guerre, connaît un tournant important par le rejet du baroque marqué par la prégnance du classicisme. La suppression des dunettes qui entraine la diminution de la surface des tableaux de poupe ou s’exprimait le talent des sculpteurs va aussi diminuer la charge décorative des vaisseaux.

Le règne de Louis XV constitue une transition vers une rationalisation de la décoration navale. La disparition de la liberté artistique sur les vaisseaux de guerre viendra après la guerre d’indépendance américaine avec l’adoption de plans standardisés sous la direction du chevalier de Borda (1733-1799).

Martial Cessy sculpteur bordelais a une biographie bien parcellaire et ne semble pas être uniquement versé sur l’ornementation navale puisqu’il est surtout connu pour ses œuvres d’ornementation liturgique.

Ce sculpteur est né vers 1723 à Bordeaux, agréé à l’académie des arts en 1769 et reçu académicien en avril 1770. Cessy expose à l’académie de Bordeaux en 1772, 1774, 1776 et 1787, il devint l’un des 12 professeurs de l’académie des arts de Bordeaux. Il fut considéré avec les frères Vernet et Barthélémy Cabirol comme l’un des 4 grands sculpteurs de Bordeaux à la fin du règne de Louis XV. Sa spécialité était les représentations mythologiques dans le goût de l’époque donnent la part belle aux allégoriques et sujets mythologiques En 1771, il représentait « Narcisse et les cyclopes » ; en 1774, la « Dordogne appuyée sur son urne » puis un « Michel de Montaigne » et un « Montesquieu ».

En 1766, il reçut l’ouvrage comme fournisseur extérieur de réaliser toutes les sculptures de la frégate « Belle-Poule » pour la somme de 850 livres.

Le tableau offre la surface décorative principale complété par la figure de proue. Sur le tableau, nous voyons une décoration sobre mais néanmoins riche par son exécution composée d’un trophée d’arme surmontant un putto, les extrémités sont composées d’aigles de profils surmontés de guirlande. Les fenêtres sont séparées par des piliers surmontés de chapiteaux du style composite surmontés de coquilles. Aux extrémités des fenêtres apparaissent des motifs végétaux.

La figure de proue illustre bien les problématiques liées à la restauration historique. Dans l’esprit de la charte de Venise (1964), l’équipe de restauration a souhaité redonner son aspect premier au vaisseau, celui de sa période française entre 1766 et 1780. Les plans réalisés à Bordeaux n’existent plus ce qui a donné lieu à une recherche avec les quelques éléments à notre disposition. Deux choix s’opposaient pour orner la figure de proue, le lion qui semble très britannique et une représentation de la Belle-Paule.

En ce qui concerne la représentation de la « Belle-Paule » le tableau du marquis Auguste Louis de Rossel (1736–1804) peint dans le cadre d’une commande de Louis XVI en juillet 1786, laisse entrevoir une femme peu harmonieuse. Le nom du vaisseau et le tableau feraient opter pour une figure féminine.

Pour l’hypothèse du lion, les plans établis après la capture du vaisseau par la Royal Navy et conservés au National Maritime Museum de Greenwich semblent avoir été effectués directement après la capture du vaisseau comme l’atteste J. Boudriot dans sa monographie consacrée à la Belle-Poule et ils représentent un lion !

De plus, une ordonnance du 17 janvier 1777 émanant de Sartine (1729-1801) ministre de la marine sous Louis XV prescrit l’utilisation du lion comme figure de proue « Les figures allégoriques qui étaient nombreuses sur l’avant des vaisseaux étaient d’une exécution lente et dispendieuse et pouvaient servir à les faire reconnaître de loin.  Sa Majesté veut qu’on ne mit à l’avenir que des figures de lion » La Belle-Poule fut lancée en 1766 ce qui invalide cet argument cependant un grand radoub en 1772 pourrait déjà avoir entrainé la modification de la figure de proue. Notons enfin que dès 1766, le Maître-sculpteur Lubet utilise un lion pour la frégate « La Danaé » lancée à Brest.

En tenant compte, du plan britannique, de l’ordonnance du 17 janvier 1777 et du lion réalisé par Lubet, la sculpture choisie pour la Belle-Poule du musée Wellington est donc le lion (mais un lion couronné – fait assez rare en France). Cela montre une nouvelle fois que la peinture militaire de l’époque n’est pas forcément « fiable ».

Le sculpteur est allé chercher son inspiration dans le mobilier de son époque connu sous le nom de « style Louis XV ». Nous y retrouvons une certaine asymétrie dans le trophée qui n’est d’ailleurs pas sans rappeler dans sa forme générale celui des encadrements de glace de l’hôtel Lambert à Paris. Le putto offre lui aussi cette idée asymétrique. Une végétalisation par une timide guirlande au-dessus des aigles en profil et celle se trouvant aux extrémités des fenêtres rappellent celles du mobilier. La coquille emblème par excellence du style Louis XV se retrouve à profusion chapeautant les chapiteaux des pilastres. Un certain mouvement de ligne est bien présent, ce mouvement élégant est parfois galbé. L’ornement est légèrement accidenté et ne semble pas vraiment s’occuper de l’ornement voisin à l’image du style en vogue à l’époque.

Pour reprendre les termes de Storck dans son dictionnaire  » On retrouve là tous les signes caractéristiques du style Louis XV, dernière période, tant au point de vue des lignes de la composition qu’au point de vue du détail. Composition certainement charmante et gracieuse, mais absolument futile et badine, faite de fragments d’ornements s’arrangeant un peu au hasard sur le canevas choisi. L’ornement adaptant à son usage la figure humaine, les animaux, les fleurs, les plantes, etc. ; tout cela arrangé selon les formes du moment. »

Le style Louis XV étant fait pour une vie badine, il ne pouvait convenir que très difficilement à une frégate du roi.  C’est pourquoi, si l’inspiration mobilière est indéniable celle-ci est toutefois limitée par l’ambiance très différente entre le Versailles de Louis XV et le service en mer. Sous Louis XV, l’époque est donc à la rationalisation aussi bien en matière d’art, de pensée que de décoration navale, s’opposant ainsi à la similitude fastueuse entre les vaisseaux et le mobilier du roi-soleil.

Ce compromis entre le style, la forme et la fonction démontre la virtuosité du sculpteur Martial Cessy qui a élaboré une composition équilibrée pour l’ornementation de la « Belle-Poule » répondant autant au besoin du service en mer qu’au besoin d’élégance d’une frégate du Roi.

Quentin DEBBAUDT

Responsable de la collection du Musée Wellington.

Bibliographie

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  • Mortreuil Z, Revue de Saintonge & d’Aunis: Bulletin de la Société des archives historique , Volume 17, Bordeaux, 1897.
  • Storck J, Le dictionnaire pratique de Menuiserie – Ebénisterie – Charpente, Paris, éditions Vial, 1900.
  • Wietzel (Amiral) et Charliat P-J, Aventures et combats des trois Belle-Poule, Paris, éditions maritimes et coloniales, 1954.